Billet d’humeur : paysage chorégraphique mineur

Billet d’humeur : paysage chorégraphique mineur


© Nicola Fioravanti

Le 26 mars 2019 à Albi, Chorégraphes Associé.e.s a participé à la 4e Rencontre Nationale Danse, organisé par la Fédération Nationale des Organismes Départementaux de Développement des Arts Vivants et la Platefome.

Lors de cette rencontre, la chorégraphe Patricia Ferrara est intervenue. Elle a accepté de partager son texte au titre d’un billet d’humeur sur notre invitation. Chorégraphes Associé.e.s réaffirme sa volonté de se faire le relais des chorégraphes. Le voici:

On m’invite à exposer aujourd’hui les raisons de la rupture que j’ai opérée fin 2016 par rapport à l’institution, notamment dans le cadre d’un conventionnement avec la Région et d’une aide à la structuration avec la DRAC. Je n’aurai sans doute pas su répondre avec précision à cette période-là ; les choses étaient alors trop embrouillées. Depuis j’ai défait l’écheveau de ce qui a motivé cette décision, où du moins j’en parle avec plus de sérénité.

Cette décision a été longue à acter, cela a pris presque trois ans. Je disais alors : « Je quitte l’entreprenariat culturel, je ne suis plus patronne ». Si j’avais eu le désir et la nécessité, à un moment de mon parcours, d’intégrer les dispositifs institutionnels de conventionnement (qui ont pour corolaires la structuration en compagnie), il était temps pour moi de passer à autre chose, de retrouver de la légèreté. Je suis heureuse de l’ensemble des projets réalisés en tant que compagnie ; bien des créations n’auraient pu être réalisées sans les financements publics. C’est précieux, indispensable et résolument constructif quand il s’agit notamment d’ouvrir des espaces de recherche. Mais, comme nous le savons tous ici, il y a aussi des effets pervers notamment liés aux injonctions de l’appareil administratif et politique encadrant les pratiques artistiques. Et la nomenclature même des dossiers de demande de subventions éclaire sur les attendus ; stratégies, objectifs, dynamique entrepreneuriale, évaluations ; le monde de l’art est comme tout autre domaine soumis au dictat d’une économie capitaliste banalisée et décomplexée.

Je ne tenais pas à participer à la grande fête du divertissement généralisé et à la production grandissante d’objets culturels. Je voulais (je veux) être mue par d’impérieuses nécessités et par des idéaux. Les processus créatifs ont toujours été pour moi des outils de connaissance et de compréhension du monde.

Il est important et peut-être honnête aussi de dire que j’avais besoin de faire un retour sur moi, ayant terminé un cycle, je ne voulais pas être dans une redite, ou être une faiseuse. Et je ne savais pas combien de temps il me faudrait pour réarticuler une pensée autonome, vivifiante et partageable. Il m’était impossible dans le contexte de l’entreprenariat de prendre ce temps pour faire le vide.

Mon parcours d’artiste n’est pas linéaire, loin s’en faut et je n’ai pas un profil à faire carrière. J’ai des ambitions, mais elles sont ailleurs.

Il y a bien entendu la manière artistique de faire apparaître sa vision du monde, sur un plateau en ce qui concerne le spectacle vivant. Mais au regard (justement) du monde comme il va, j’avais besoin d’affirmer une posture et d’appliquer certaines de mes convictions à moi-même. Il me restait la désertion en arrêtant de produire.

Donc, cette rupture, je ne l’ai pas opérée contre l’institution mais pour moi, tentant de garder intact ce qui est au cœur de ma pratique de danseuse, un choix qui n’est pas sans conséquence ; les regards se sont détournés et je fais face à une précarité relative puisque je parviens encore à être intermittente du spectacle.

J’ai évoqué précédemment la question du temps. Elle me semble essentielle. Quand j’étais en compagnie, il nous fallait être constamment dans la prospection, la projection, l’anticipation. J’ai voulu bannir de mon vocabulaire le mot projet ; bannir aussi le mot production lui préférant celui d’ouvrage. Nous sommes tous pris dans une course éperdue, pas seulement les artistes. Mais justement, n’est-il pas de notre responsabilité à nous, artistes, en tant que libres penseurs, censé être plus ou moins en marge de la société, de prendre acte et d’aller à contre-courant plutôt que d’être les fers de lance de ce mouvement frénétique et stérile.

Si le travail en compagnie accompagné d’une équipe administrative semblait être la solution pour avoir plus de temps pour créer, cela s’est en fait traduit graduellement par un manque de disponibilité à la question de l’art qui s’éloignait toujours plus de jour en jour. Je ne parle pas de l’art comme production d’objet culturel, mais comme constitutif de la vie même.

Le temps est, de mon point de vue, notre bien le plus précieux alors prendre le temps de faire, défaire, mal faire, refaire cela fait partie intégrante de ma pratique d’artiste. J’avais besoin d’être à l’écoute de ce qui advient, de laisser venir, de sortir des rapports de pure extériorité, de ralentir ; décroître diront d’autres. Prendre le temps donc et vivre au présent « dans un régime de vérité, d’ouverture et de sensibilité à ce qui est là.»

Ce qui m’a poussé à me repositionner vient également du constat que tout le monde fait d’un délitement du sens ; ce que je faisais n’avait plus de sens. J’ai attribué ce malaise à ce que j’appelle un phénomène de recouvrement. Ce phénomène de recouvrement, c’est l’effacement rapide et incessant d’une chose par une autre. J’ai tenté de résister en entrant dans des processus longs et lents, ne cherchant pas à reproduire ou à modéliser des processus de création. Mais je me suis heurtée à un principe de réalité, la machine culturelle à ses dictats ; il faut bien jouer le jeu à minima.

Il y a donc la question d’une économie ultra-libérale qui infiltre chaque espace de la société, la question du temps mais aussi, plus difficile à exposer, la question de la représentation. Je me suis trouvée face à une aporie, celle de penser un art sans forme, un art non représenté. De Rousseau à Rancière, en passant par Bougnoux, des penseurs m’ont aidée à débrouiller cet épineux sujet de la représentation. La crise des représentations qu’elles soient politiques, artistiques ou religieuses traverse et ébranle notre société contemporaine ; impossible donc de ne pas se confronter à cette question. De plus, évoquer la question de la représentation, c’est aussi interroger les représentations ; croyances, systèmes de valeurs, habitudes, hiérarchie sont autant de concepts à faire vaciller. Mais encore faut-il en ressentir la nécessité ; nécessité de questionner ce qui est communément admis pour entrer dans l’ère du doute, de l’inconfort et de la recherche.

Actuellement, je travaille avec de petites économies et de grandes ambitions pour la danse. J’éprouve le besoin de me diluer dans le tissu social plutôt que d’affirmer mes propres contours, contours qui délimiterait un territoire artistique. Je fais des propositions de travail en commun, en invitant des danseurs (ce qui ne fait pas de moi une chorégraphe, mais plus une rassembleuse) et nous cherchons à accompagner l’apparition ou l’épanouissement d’une danse. J’organise une manière de travail ; entre performances, ateliers, cours… Et par l’écriture et le dessin, sur l’espace de la page, je dépose quelques traces de danse.

Je suis solidaire de ce paysage chorégraphique mineur où les femmes prédominent. Des femmes qui œuvrent avec des exigences de travail jamais entamées par la fragilité du cadre dans lequel elles évoluent.
Je pense à un livre, Ce qui n’a pas de prix d’Annie Lebrun. Elle y fait une critique du monde de l’art contemporain.
Cette phrase d’Olivia Rosenthal pour finir :
« Et plutôt que de décrire la catastrophe et de la déplorer tout en continuant à développer un discours et des actes qui consolident l’économie de marché défendez les êtres et les choses petits et fragiles au lieu d’admirer ce qui est gros, grand et solide et qui de ce fait n’a pas besoin de votre concours.»

Patricia Ferrara, mars 2019