Dossier Alors on danse »
#Numéro spécial Télérama – août 2025
Merci à Telerama et son rédacteur en chef Lucas Armati pour ce dossier sur la danse auquel Lucie Augeai apporte sa modeste contribution.
La nécessité d’un changement de focal et de renouvellement de nos pratiques professionnelles à l’aube des transformations qui s’annoncent pour notre secteur.
Ou comment la danse, malgré ses violences systémiques, peut être un vecteur puissant de transformation et d’émancipation, au service de tous.
L’article complet ci-dessous.
Travail excessif, humiliations, injonction à la maigreur… Les élèves de danse classique osent dénoncer une pédagogie traumatisante. Dans les écoles, l’enseignement commence enfin à évoluer.
Silence complet, solennité maximale. Sur la scène du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, les candidats au certificat d’interprétation se succèdent sans un bruit. Solo imposé, variation de répertoire, composition personnelle… Dans la salle, interdiction a été faite au public d’applaudir avant la toute fin de l’examen. Alors, au passage des danseurs, les proches secouent leurs mains en l’air pour exprimer, comme ils peuvent, leur soutien. Pour les élèves, ce moment de vérité est aussi un aboutissement. L’occasion de briller après tant d’années consacrées à leur art, tant de labeur, d’efforts, de sacrifices. De violences aussi, parfois. C’est un cliché qui colle à la peau de la danse, mais la réalité est tenace: quel que soit leur parcours, tous les danseurs interrogés pour cet article disent avoir été un jour victimes ou témoins de ce que l’on appelle aujourd’hui des « violences pédagogiques ».
Remarques dégradantes, corrections humiliantes, exercices allant au-delà de la souffrance, harcèlement moral, emprise… En janvier 2024, le collectif La Crécelle, qui regroupe « des révolté·es de l’art vivant», fustige dans un long article publié sur Instagram la formation des danseuses classiques, qualifiée de « lieu de violences pédagogiques normalisées, banalisées ». Le nombre de réactions en ligne explose. « On en parlait tellement entre nous !, explique aujourd’hui le collectif. On voulait sortir d’un certain romantisme entourant la souffrance des danseureuses et dénoncer un système. On s’est concentré·es sur le classique, mais ça concerne tous les types de danse. »
Si la question des violences sexistes et sexuelles (VSS) fait aujourd’hui la une des médias, les violences pédagogiques sont comme la partie immergée de l’iceberg — une masse probablement plus importante, mais aux contours flous. Difficile d’obtenir des chiffres fiables. Aucune étude d’ampleur n’existe. Dans la foulée du mouvement #MeToo qui a touché quelques figures de la danse contemporaine, comme le chorégraphe Jan Fabre, condamné pour agression sexuelle et violences, les langues ont commencé à se délier, mais timidement. « Les danseurs ont choisi de s’exprimer par le corps, pas par les mots. Ils baignent dans la culture du silence et ont développé une tolérance élevée à la douleur, physique ou morale… », déplore Lucie Augeai, codirectrice de la compagnie Adéquate et membre du syndicat Chorégraphes Associé.e.s. Elle ajoute : « Dans notre secteur, les carrières sont courtes ; les artistes, précaires ; les profs, souvent isolé·es. Difficile, dans ces conditions, d’inventer de nouveaux modèles!» Un fin connaisseur du milieu complète : « Remettre en cause les anciennes méthodes ravive chez certains la peur de perdre l’excellence française. »
Quand elle a pris la tête, en 2020, du Conservatoire national supérieur de Paris (mille quatre cents élèves, dont deux cents en danse), Émilie Delorme dit avoir été « effa- rée » à la lecture d’un sondage sur la perception des VSS dans l’enseignement supérieur artistique et culturel, com- mandé par le ministère de la Culture. Au Conservatoire, elle met alors en place des formations et établit une procédure claire de signalement — une quinzaine d’affaires ont été traitées en 2023, en grande majorité au sein de la branche « musique ». « Des cas de violences pédagogiques nous remontent de plus en plus par cette voie, dit-elle. Il s’agit d’une véritable évolution sociétale: les étudiants n’acceptent plus ce qu’ils toléraient hier. » Pas toujours facile de traiter le problème : comment faire comprendre à un prof, lui-même formé « à la dure », que ses remarques sont aujourd’hui jugées trop cassantes ? « La question de la confiance en soi des étudiants est une bonne porte d’entrée », juge Émilie Delorme. Au sein de son établissement, les changements sont autant passés par le symbolique — la terminologie « maître-élève» a été remplacée par « enseignant-étudiant», considérée comme plus égalitaire— que par le concret: dialogue accru avec l’équipe pédagogique et les élèves, et sanction actionnée si besoin. Pour quels résultats ? « On repère mieux les signaux faibles, assure-t-elle. Mais on n’en aura jamais totalement fini : une société sans violence, ça n’existe pas. » L’ex-danseuse étoile Aurélie Dupont a été l’une des premières à dénoncer les coulisses de sa formation au sein de la prestigieuse école de danse de l’Opéra de Paris, dans les années 1Q8o. Dans son autobiographie, N’oublie pas pour- quoi tu danses (éd. Albin Michel), parue l’année dernière, elle revient sur ce qu’elle dit avoir subi : « humiliation », « coups bas », « insultes », « méchanceté », « harcèlement»… En 2002, un rapport explosif, commandé par les élus de l’Opéra, avait pointé des « atteintes à la dignité » au sein de l’école et une « discipline de terreur psychologique et d’outrance verbale ». La directrice de l’époque, Claude Bessy, avait quitté l’établissement deux ans plus tard, remplacée par Élisabeth Platel, toujours en poste.
Aujourd’hui, l’Opéra de Paris affiche une politique de « tolérance zéro ». L’école s’est transformée : la grille d’évaluation du concours d’entrée, réputé rude, a été assouplie; des formations sont dispensées aux salariés, aux élèves et à leurs parents, par l’association Colosse aux pieds d’argile, spécialisée dans la lutte contre les violences sexuelles, le harcèlement et le bizutage; les professeurs ont été en partie renouvelés… « L’ambiance avec les enfants est assez bonne, confiait Élisabeth Platel lors d’une rencontre organisée par l’Opéra en décembre dernier. On glisse [du statut] de maître, avec tout le respect, à [celui de] grand frère ou grande sœur […] On leur rappelle qu’on a fait le même métier.» Un constat nuancé par Andrea Turra, représentant du personnel à la Commission santé, sécurité et conditions de travail de l’Opéra. « Les choses ont progressé, reconnaît-il, mais il reste du chemin à faire. » L’élu affirme ainsi avoir demandé — en vain — la mise en place d’un véritable soutien psycholo- gique pour les élèves qui en auraient besoin. « Ce sont les surveillants de nuit qui remplissent ce rôle, assure-t-il. Il faudrait un vrai professionnel sur place. Mais on nous répond que c’est impossible de créer de nouveaux postes, faute de budget…»
Si les grandes écoles, les conservatoires et les associations ne disposent pas des mêmes ressources financières pour assurer des dispositifs d’écoute et d’accompagnement, c’est surtout la façon d’enseigner qu’il faudrait entièrement revoir. « Bien sûr que la rigueur est indispensable en danse, s’exclame Marion Barbeau, passée par l’école et le ballet de l’Opéra de Paris. Bien sûr qu’on peut parfois être essouffiés, fatigués ou même avoir mal… Mais pourquoi le plaisir est-il si souvent laissé de côté? C’est pourtant ça qui nous a amenés à danser quand on était gamins ! » Le danseur et professeur Mathieu Bossos, lui, a eu besoin de partir aux États-Unis pour se rendre compte que quelque chose clo chait dans sa manière de transmettre. « J’ai pris conscience que mon enseignement n’était pas bienveillant, que j’étais constamment dans la critique, sans donner d’horizon. Ça ne passait pas avec les élèves américains », résume-t-il.
Aujourd’hui doctorant en anthropologie de la danse à l’université Paris 8, il travaille sur les enjeux de la transmission et pointe du doigt la formation des futurs professeurs.« Le diplôme d’État nous prépare à enseigner avec beaucoup d’exigence à une élite, à de futurs pros, alors que la plupart des danseurs n’ont pas ce niveau, explique-t-il. Et il se concentre essentiellement sur le mouvement alors que la première chose qu’on devrait évaluer est la capacité empathique du futur enseignant.» Le ministère de la Culture, qui habilite les vingt-deux centres de formation, dit aujourd’hui mettre l’accent sur les risques psycho-corporels. Il va aussi éditer un guide de bonnes pratiques avec une partie consacrée aux violences pédagogiques. Suffisant? « C’est quand même le jour et la nuit avec les formations dispensées il y a vingt ans!, juge Célia Thomas, directrice du département danse du Pôle d’enseignement supérieur de musique et de danse (PESMD) Bordeaux Nouvelle-Aquitaine. Aujourd’hui, on questionne le mouvement, on montre par exemple qu’il existe différentes façons de placer une arabesque. On a compris qu’on pouvait obtenir quasiment la même chose en prenant en compte l’humain. À mon époque, on ne se posait pas toutes ces questions et on forçait. J’y ai laissé mon dos. »
Parmi la jeune génération de danseurs, on reste malgré tout sceptique. « Dire que tout va mieux rend un peu aveugle, cingle une danseuse, sortie il y a peu du Conservatoire. Certes, les profs se savent surveillés donc ils adaptent leur discours. Mais au fond, le logiciel reste le même. » Dans leur viseur, notamment : l’obsession du poids des danseuses, qui serait toujours en vigueur dans la danse classique. « On n’entend plus “Ne mange pas”, mais ça revient un peu au même. Et celles qui décrochent les premiers rôles sont les plus maigres. En réalité, on se demande toujours quels corps sont permis sur scène.» Ce questionnement, Florent Cheymol l’a beaucoup entendu chez ses patientes. Ancien danseur pro reconverti en psychologue, il dit recevoir dans son cabinet parisien des femmes toujours hantées, des années plus tard, par certaines remarques entendues pendant leurs cours de danse. « L’enseignement n’est pas forcément violent mais la question du corps quand on est ado, si. C’est très facile de faire du mal. Surtout quand, en classique, le programme reste la maigreur. Toutes les danseuses y sont un jour ou l’autre confrontées avec, souvent, des troubles alimentaires à la clé. » S’il juge les grandes institutions encore trop « endogames » et réticentes au changement, il ne désespère pas. « La danse peut être une machine à broyer, mais elle peut aussi réparer et soigner.» Un art en forme de thérapie, à condition peut-être que tout le monde veuille bien s’allonger sur le divan.
Par Lucas Armati
Télérama 06/08/25 LA DANSE | ENQUÊTE