Qu’est-ce qu’une œuvre ?
Intervenants Mélanie Perrier, Loïc Touzé, Jean Marc Piquemal, Fred Guzda
Modératrice Micheline Lelièvre, Chorégraphes Associés
Qu’est ce qu’une œuvre ? Il ne s’agissait pas pour les différents intervenants de répondre de manière définitive à cette question, mais plutôt de voir, à travers leurs domaines de travail respectifs et les champs de réflexion qui leur sont associés, en quels termes pouvaient se poser la question. L’intitulé de la rencontre ne faisait pas mention d’un domaine de création particulier, aussi la discussion, bien que centrée sur la danse, a été nourrie par des réflexions issues du champ des arts plastiques et de la musique.
Définir ce qu’est une œuvre, lorsqu’elle relève du domaine de la danse, est particulièrement complexe en raison des différentes transformations qu’elle peut connaître entre le moment de l’écriture et celui de sa présentation et d’une représentation à l’autre. Le chorégraphe peut introduire une certaine souplesse dans son écriture et laisser aux interprètes une part de liberté dans leur lecture de l’œuvre. Pour Loïc Touzé, chorégraphe et danseur et pour Jean-Marc Piquemal, danseur et notateur, cette liberté laissée au danseur est constitutive de l’œuvre, aussi figure-t-elle dans les partitions de danse au même titre que les parties fixes.
Cette mobilité inscrite dans l’œuvre est amplifiée par un certain nombre de paramètres extérieurs. Selon Loïc Touzé, le simple fait de présenter une œuvre dans un nouvel espace en fait une création différente. L’espace, la lumière et d’autres facteurs modifient la création ; lorsqu’elle se lit, se projette ou se montre, l’œuvre continue à s’écrire. La représentation n’est pas perçue comme le résultat, le point d’orgue du processus de création mais plutôt comme une ouverture vers une autre étape de l’écriture.
Cette place centrale de la présentation n’est pas propre au champ de la danse. Fred Guzda a écrit en se référant aux arts plastiques : « Pour être une œuvre d’art, il suffit d’y prétendre, étant entendu que cette prétention n’implique ni ne suppose aucun jugement de valeur, tandis qu’elle suppose une forme qui est celle de l’exposition»[1]. Cette considération conserve toute sa pertinence appliquée au champ de la danse ; Fred Guzda a aussi déclaré, en s’appuyant sur les écrits de Frédéric Pouillaude[2], qu’il est certes possible de danser pour soi mais la danse ne devient œuvre que lorsqu’elle se déploie dans l’espace scénique, dans la rencontre entre actant et spectateur.
Cette œuvre qui se montre n’est plus celle qui avait été imaginée par l’auteur et celui-ci n’est pas seul responsable de la forme que prendra sa création lors des représentations. Pour Loïc Touzé, s’il n’existe pas d’œuvre sans écriture, celle-ci n’est jamais définitive. Pour lui, l’auteur n’est qu’un des nombreux effets qui permettent l’avènement de l’œuvre et sa perpétuelle recréation. L’auteur est un maillon d’un processus qui le dépasse et qui survit bien après lui. Cette conception rend caduques les notions de copie et d’original dans le domaine chorégraphique. Sinon il ne faudrait voir dans chaque représentation que l’imparfaite copie d’une œuvre originale qu’il serait impossible de reproduire à l’identique. Les modalités même de transmission d’une œuvre dansée constituent une recréation. Comme l’a expliqué Jean-Marc Piquemal si la partition qu’il produit donne de nombreux éléments sur une œuvre, il lui faut faire des choix sur ce qu’il va montrer d’une création. Comme il l’a déclaré : « le notateur recrée une pièce qui n’est pas vraiment l’original ». Mais pour lui, la mise en partition n’est qu’un des nombreux bouleversements qui affectent l’œuvre au cours de son existence ; la lecture de cette partition puis son incarnation l’entraîneront invariablement dans d’autres directions que celles pensées par l’auteur puis le notateur.
Tous les intervenants ont insisté sur l’importance de la confrontation avec le public, condition même de l’existence de l’œuvre chorégraphique, ce qui la rend fortement dépendante d’un certain nombre de contraintes matérielles. Dans cette optique, Mélanie Perrier, chorégraphe, a souligné le rôle déterminant du programmateur dans le processus de création. Elle a ainsi déclaré : « si une œuvre ne trouve pas son public, elle reste à l’état de prescription, rien de plus ». Fred Guzda, faisant un détour par le champ des arts plastiques, a souligné le rôle déterminant des institutions culturelles dans la reconnaissance d’une proposition comme œuvre d’art. Pour la danse, cela s’affirme avec d’autant plus de force qu’il ne s’agit plus simplement de reconnaissance mais de la vie de et de la survie d’une proposition.
Pour Mélanie Perrier, les modes de représentation habituels de l’œuvre dansée, ceux soutenus et promus par les institutions culturelles, sont trop restreints et ne garantissent pas sa bonne transmission. Aux yeux de Loïc Touzé, ce n’est pas parce que de nouveaux lieux de représentation voient le jour que les publics se diversifient et que les œuvres sont mieux vues. En effet, comme l’a démontré Téodoro Gilabert [3], l’accessibilité physique à un lieu culturel et à une œuvre ne garantit en rien son accessibilité intellectuelle. Mélanie Perrier évoque d’autres formes de transmission de l’œuvre, en dehors de la traditionnelle confrontation entre les danseurs et le public. Elle a notamment évoqué l’idée d’un atelier : selon elle, c’est aussi dans le processus de transmission que le chorégraphe fait œuvre, lorsqu’il fait en sorte qu’une création se comprend et se vit.
Ainsi les intervenants ont fait émerger l’idée d’une définition en construction de l’œuvre ; danseurs et chorégraphes expérimentent au quotidien cette conception mouvante et en décalent les frontières par leur pratique.
Zoé Haller
Historienne de l’art
Notes
[1] GUZDA Fred, Qu’est-ce qu’une œuvre ?, mis en ligne le 7 octobre 2013, consulté le 2 décembre 2014, http://aaar.fr/revue/qu-est-ce-qu-une-oeuvre-fred-guzda
[2] POUILLAUDE Frédéric, Le désœuvrement chorégraphique. Etude sur la notion d’œuvre en danse, Paris, Vrin, 2009.
[3] GILABERT Teodoro « La géographie et l’analyse des politiques de diffusion de l’art contemporain en France», in Sociologie de l’Art, 2/2006, OPuS 9 & 10, p. 161-178.