En ces temps où il est devenu assez commun de partager des projets entre amateurs et professionnels, quelques réflexions me sont venues à l’esprit.
La première touche bien sûr à la différence que l’on peut effectuer entre les deux termes. Il est certain qu’il y a certains endroits de frontières incertaines entre les deux postures, néanmoins, on pourrait avancer sans trop se risquer que l’amateur est celui qui aime une certaine pratique (productive ou non d’un objet) et le professionnel, celui qui dédie sa vie à son art, à sa pratique et en gagne sa vie.
Ceci n’est pas anecdotique. Le professionnel se consacre à son art, cela veut dire que ses préoccupations tant créatrices que matérielles sont orientées vers la réalisation d’un projet et si possible la rémunération correspondante. C’est un travail et il a une valeur, donc potentiellement le créateur reçoit une somme correspondant à cette valeur. Dans le domaine de l’art, rien n’est plus incertain que la vente de sa création et comme le dit le sociologue Pierre-Michel Menger, l’artiste est celui qui a une grande tolérance à l’incertitude ! Non d’ailleurs qu’il apprécie celle-ci, mais elle est, généralement, vécue comme une des contraintes de la profession. Par ailleurs, cette incertitude, tant créatrice que matérielle peut aussi générer une manière de s’intégrer dans le monde social, de s’envisager comme individu civique et influer sur, ou orienter un processus créatif.
L’artiste amateur n’a, bien sûr, pas à se poser ces questions. La création ne lui est pas forcément plus facile pour autant, mais il n’est pas contraint par la nécessité et n’a pas de pression de temporalité. La notion de plaisir est prédominante à celle d’urgence vitale. Son projet lui appartient, il le partage quand il le souhaite ou quand il est convié à le faire.
La difficulté pour moi commence au moment où le créateur amateur et le professionnel se rencontrent dans un projet.
Je parle bien de deux créateurs. Pas d’un créateur professionnel qui intègre des amateurs dans sa création ; en principe il sait gérer la situation, ou du moins l’envisager en connaissance de cause et sait qu’attendre des intervenants.Un créateur amateur qui passe commande à un professionnel, se met dans une situation d’acheteur, donc la relation est en principe claire….
Donc deux créateurs élaborent un projet commun, l’un des deux est professionnel, l’autre amateur. Et là, pour moi commence une vraie difficulté. Elle ne réside pas dans les compétences artistiques, chacun à les siennes et techniquement le niveau peut être tout à fait le même. C’est au niveau du projet que l’investissement est à mes yeux différent. L’artiste qui consacre sa vie à la création a des exigences bien spécifiques. Un créateur amateur aime ce qu’il fait, il propose ce qui lui fait plaisir.Bien sûr un créateur professionnel est quelque part dans le plaisir, mais quelque part seulement. Créer serait plutôt interroger, l’objet d’une création serait de questionner, de poser des jalons, ce serait une étape sur un chemin. Ce n’est jamais une fin en soi, c’est un moment d’un parcours de vie, un moment où une pensée, une image, un paysage se dépose, se construit. C’est un travail de soi, sur soi, en soi, et l’incertitude toujours éprouvée du partage de sa création avec les autres.
Car une création n’existe qu’avec, par, le regard de l’autre. C’est cela aussi la fragilité et la richesse du créateur : la place de l’autre. L’idée d’ailleurs n’est pas de plaire à l’autre, mais d’offrir une vision, une position, un parti-pris dont l’autre s’empare et qui lui appartient et qui finalement ne nous regarde pas.
C’est la notion d’œuvre que j’interroge ici :
ce qui fait œuvre, c’est la proposition que l’on fait, en tant que créateur et dont l’autre fait sa propre histoire.
C’est cette fragilité qui donne aussi son épaisseur à la création :
en ce qui me concerne, une proposition chorégraphique n’existe qu’une fois en public, donc à chaque représentation différemment. C’est là sa richesse, sa faiblesse, la part qui m’échappe et qui pourtant est indissociable de la création.
Peu importe ce qu’en fait le spectateur. Il est là avec son histoire, son humeur…. En toute humilité je lui offre mon point de vue, ma proposition et quelque chose advient… une sorte d’alchimie qui ne m’appartient que dans ce partage.
Alors le plaisir est celui d’avoir une proposition, la plus en adéquation avec soi-même, ses convictions, ses visions pour pouvoir les soutenir, les porter au regard des autres.A quel endroit est le « travail », l’engagement du créateur amateur ? Et à quel endroit est-il travaillé, quand on sait que ce n’est pas son métier ?
Où est son exigence, sa recherche, son questionnement pour faire évoluer, avancer son œuvre, quand on sait qu’il est occupé par d’autres compétences ?C’est une frontière que je trouve douloureuse à vivre dans une relation entre ces deux créateurs : il y a un endroit de dialogue qui n’existe pas ou qui s’il existe n’est pas de la même importance vitale.
C’est au niveau de la prise de risque qu’il y a un espace inconfortable entre les deux.A l’heure d’aujourd’hui, avec les moyens technologiques à notre disposition, tout le monde peut se dire, se vivre artiste (on peut faire des photos, des films, imprimer des livres, créer ses musiques). Mais cela fausse aussi la connaissance du travail de l’artiste professionnel. Jamais comme aujourd’hui nos métiers de créateurs ont été si peu connus.
Alors comment travailler en collaboration entre un professionnel et un amateur ?
Comment préservez nos spécificités, échanger, s’apporter mutuellement et en même temps reconnaître nos différences, nos nécessités, nos vies différentes ?
La question est ouverte….
Micheline Lelièvre, membre du CA de Chorégraphes Associés
Mars 2014