Compte rendu du 1er débat à Avignon, du 21 juillet 2014

Compte rendu du 1er débat à Avignon, du 21 juillet 2014


© Ahmad Odeh
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Lundi 21 juillet 2014 16h00-18h30

Un chorégraphe peut-il être à la direction d’un équipement culturel pluridisciplinaire?

Cette table ronde organisée dans le cadre du festival d’Avignon a été très riche. Les grandes lignes qui en ressortent sont que les acteurs de la danse sont trop discrets. Tous s’accordent sur la nécessité d’avoir des artistes à la direction des lieux, même si tous aussi reconnaissent qu’il est très difficile de mener de front les deux fonctions (auteur et directeur). L’idée qu’il serait temps de penser autrement les rapports artistes, société, institutions semble une urgence.

 

Invités : Philippe Boronad, Christophe Haleb, Didier Deschamps et Daniel Larrieu.
Modératrice Micheline Lelièvre

Après une présentation du syndicat des Chorégraphes Associés par Jean Christophe Bleton, co-président, Micheline Lelièvre, co-présidente, introduit le débat en lisant un texte extrait du  Portrait de l’artiste en travailleur  de Pierre Michel Menger. (voir annexes *)

Chaque invité se présente :

Daniel Larrieu (DL) danseur, chorégraphe, directeur du CCN de Tours pendant 9 ans, actuel administrateur de la danse à la SACD, ayant ainsi un accès direct aux difficultés et au statut d’auteur

Didier Deschamps (DD) danseur, chorégraphe, après avoir été directeur d’étude d’un conservatoire, inspecteur puis délégué à la danse au ministère de la culture, directeur du CCN de Nancy pendant 11 ans, et depuis 3 ans, directeur du théâtre National de Chaillot à Paris

Christophe Haleb (CH) chorégraphe et directeur artistique de La Zouze cie Christophe Haleb depuis 1993, vit et travaille à Marseille depuis 11 ans, initie Dans Les parages, un laboratoire artistique et sociétale (contre-espace interdisciplinaires)

Philippe Boronad (PB) comédien, metteur en scène, directeur de compagnie et co-directeur artistique du Carré à Sainte Maxime.


Question : Quel profil doit ou devrait avoir un directeur de lieu pluridisciplinaire ?

PB souligne que artiste et directeur sont deux fonctions distinctes. Le chorégraphe dirigeant le plus souvent une compagnie, il a donc vocation à diriger un lieu.

CH pose la question suivante : pourquoi serait-il important qu’un chorégraphe dirige un lieu et pourquoi y en a-t-il si peu ? La danse travaille les choses en profondeur et en transversalité, la désertion des lieux, des scènes conventionnées, des scènes nationales par des chorégraphes est peut-être liée à comment est abusé le terme de direction et comment sont pensés, accaparés les lieux aujourd’hui! Il met ainsi en relief l’articulation entre inventer un projet, entre l’artistique, le politique et l’environnement. Il parle d’envie d’un objet autre que ce qui existe, plus collectif et interdisciplinaire.

– Pour DD il n’y a pas de profil type pour un directeur, cela serait réducteur. Un lieu de l’art est un lieu de singularité et même s’il existe des formations, elles ne sont pas le passage obligé pour diriger un lieu. Certes il est nécessaire d’avoir des compétences spécifiques, mais comme on ne peut toutes les avoir, il faut s’entourer d’une équipe et savoir déléguer et se méfier des circuits tout tracés. Il faut tout d’abord avoir envie de construire un projet.

DL retourne la question et se demande quelles compétences ont les directeurs de salle, les programmateurs pour apprécier la danse, inviter des chorégraphes ou diriger un lieu pluridisciplinaire ? Il relève que la parole de la danse n’est pas prise en compte par le pouvoir, car à la différence de ceux qui parlent, les chorégraphes sont ceux qui savent écouter. Pour lui l’usage de la danse est déjà une pratique pluridisciplinaire. C’est un lieu de partage et d’écoute, mais il faudrait nous laisser le temps et la place pour le faire.

PB rappelle que les théâtres étaient auparavant des maisons dirigées par des artistes, puis par des administratifs et à présent il existe des formations pour diriger les lieux. La question est, quelle est la plus-value qu’apporte un artiste à la direction d’un lieu ?
Il est certain que le temps de la direction et celui de la création sont deux temps très énergivores, d’où la nécessité de travailler en équipe.

CH constate que de nombreux lieux sont en fait des lieux de contrôle de la forme, du langage. Il questionne comment garder la danse vivante dans la situation actuelle ; La danse doit se montrer, s’activer, se distribuer, il faut aller chercher dans de nouveaux lieux, ouvrir. La créativité collective, le capital humain, l’économie humaine, le patrimoine vivant seraient une manière de renouveler le paysage actuel des lieux et des espaces.

DD rappelle que la responsabilité se partage entre divers aspects lorsque l’on dirige un lieu qui reçoit de l’argent public : la part de l’administratif est de plus en plus lourde, il faut assumer un choix de programmation (recoupement de différentes sensibilités qui se rejoignent sur une ligne donnée), le défendre, le mettre en lien avec des publics…
Il déplore qu’historiquement la danse soit toujours peu ou prou la petite sœur du théâtre et de la musique. Il existe toujours des écarts économiques importants entre les disciplines. C’est l’administration qui met des séparations entre les genres, alors qu’il y aurait beaucoup à partager. Il est nécessaire de changer les mentalités.

ML rappelle que la question posée par Chorégraphes Associés venait d’un constat : il y a très peu de chorégraphes qui dirigent des structures pluridisciplinaires, est-ce que l’on n’en a pas envie, que l’on estime ne pas en avoir les compétences ?


Question : quel est le rapport entre création et direction ?

PB que l’on soit artiste ou non, il faut être capable de poser une expertise sur le travail artistique des autres artistes, et mettre en lien, en adéquation des œuvres et un territoire. Pour lui, la question de la pluridisciplinarité ne se pose plus, car elle est très actuelle : la danse, le théâtre, la musique se mêlent dans les projets qui ne se définissent plus par un genre spécifique.
Son désir de diriger un lieu vient d’un désir d’aventure, de « rêver les choses », d’être en équipe, de rencontrer un public. Comme il dirigeait déjà une compagnie, il lui a semblé naturel de se donner les moyens de diriger un lieu, d’où le projet du Carré à Sainte Maxime.

CH propose de revoir l’organisation des lieux de spectacle devenus inhabitables pour les artistes et les équipes. Face à la logique de management qui l’emporte sur la fabrication de l’art, la situation de crise politique et de gouvernance révèle que les choix économiques et les choix esthétiques, les critères de rentabilités et de formations des publics, le contrôle des corps, des formes, des travailleurs du spectacle et le contrôle des goûts sont liés. Il constate la séparation qui est faite systématiquement entre le spectacle et la dimension du travail de l’art. Pour lui, il y a des temps pour infuser, rechercher et des moments de présentation. Il pense que chaque discipline peut émanciper une autre discipline, c’est en cela qu’il estime qu’il faut plus penser en termes d’organisation qu’en termes de direction et que c’est en cela qu’il faut faire confiance à l’intelligence collective. C’est ce qu’il expérimente avec sa compagnie et le laboratoire, Dans les parages, le lieu dont il a la responsabilité.
Par ailleurs, il pose la question du public : qu’est-ce qu’un public? Comment reprendre contact avec sa part de créativité et d’invention?

DD rappelle qu’il est nécessaire d’avoir un retour vers le public lorsque l’on reçoit de l’argent public.
A la question de savoir si l’on peut créer et diriger, il évoque la difficulté qu’il a éprouvée à mener les deux projets de front. Il l’a fait une fois à Nancy, mais il trouve très difficile à la fois d’être disponible dans son corps et dans sa tête pour la création artistique et d’être mobilisé sans cesse par d’autres points inhérents à la direction.

DL déplore qu’il n’y ait pas de lieu où l’on s’intéresse à la construction et à l’écriture de la danse. Il serait nécessaire d’aborder l’écriture, les écritures des œuvres. Il y aurait tout un travail à effectuer à cet endroit.

CH revient sur la question du public, comment le rencontrer, susciter l’attention par delà les pratiques amateurs. La danse contemporaine invente de nouveaux objets, de nouvelles écritures qui renouvèlent le regard du spectateur, accompagnent le bouleversement des formes. La danse est porteuse de métamorphoses. Réinventer des lieux qui accompagnent ce mélange des genres, être attentif à leurs réceptions!

DL raconte comment il a pris le risque d’une nouvelle forme en commandant une pièce par correspondance à W.Forsythe lorsqu’il dirigeait le CCN de Tours. Il pense que l’expérience du pouvoir est aussi une manière de réinventer d’autres manières de travailler le lien et que le travail sur le pluridisciplinaire est fait de manière singulière par chacun.

PB pose la question de la production et de la diffusion en rapport à un territoire. Il parle de la rencontre avec le public et le territoire et du fait qu’un lieu est aussi un endroit d’échange avec les autres artistes et qui peut contribuer à leur visibilité.

CH : les modalités, la temporalité et le partage des lieux de production et de fabrication ne seraient-elles pas à revoir ? Le sens d’un projet relie les gens entre eux. Le contexte présent nous oblige à questionner plus directement les formes, les outils, l’essence même de nos actes.
Rejoignant DL, DD rappelle que la question de l’artiste dans un lieu est essentielle. Il en faudrait dans toutes les équipes de lieux culturels (CDC, théâtres municipaux…)
En réponse à CH, il pense qu’il est important que le public ait accès à la fabrication, et à la pratique des œuvres, sans pour autant qu’il devienne créateur d’objet artistique.

DL rappelle que l’on est toujours en train de se justifier, de montrer ce qu’est la danse. Il faut toujours prouver. Dues à la précarité, les pratiques sont en train de changer. Il faudrait partager les savoirs plus tôt dans l’éducation et aussi chez les politiques. Il lance le défi de former les élus à la culture de la danse, ce qui semble une utopie à PB.
Témoignage dans le public du directeur du théâtre Golovine qui va arrêter pour devenir interprète, tant il trouve difficile de mener les deux fonctions de front.
Une personne du public pose la question de la formation du danseur et de sa spécificité.

DL lui répond qu’il y a toujours une confusion entre le danseur et le chorégraphe et qu’il serait important de donner accès aux enfants aux écritures chorégraphiques, ce que reprend DD en mettant un bémol, car l’école est un lieu qui exclut la singularité.


Question : Pourquoi, à leur avis, les chorégraphes ne dirigent pas de lieux pluridisciplinaires ?

DL ne souhaiterait pas être en compétition avec d’autres artistes, il pencherait pour un lieu qui permettrait des expériences d’artistes quitte à ne pas aller dans le sens conventionnel de l’institution.

DD insiste sur le fait que nous sommes trop gentils ! Les chorégraphes ont du mal à se faire entendre, à se rassembler. On intègre un certain nombre de complexes qui font que nous ne nous sentons pas légitimes et que nous ne nous défendons pas assez !

CH parle de comment l’interconnexion se réinvente. Il travaille à la co-habitation, dans les différents espaces de travail du laboratoire dans les Parages. Il prône la capacité à travailler dans l’égalité dans un lieu. C’est possible dans une petite équipe. Son lieu est mis à disposition par la ville de Marseille. C’est aussi le fait d’être intermittent qui donne la forme esthétique et politique des propositions qu’il fait.

PB pose la question de QUI est l’auteur d’un spectacle ? Il souligne qu’il n’y a pas d’auteurs qui dirigent des lieux, mais des metteurs en scène qui sont directeurs de compagnie.
Tous déplorent le cumul des mandats de direction de lieux, comme étant contre productif.
L’idée de réinventer la démocratie émerge.

DD cite Jean Vilar qui remarquait qu’il y a des situations où, même si l’artiste est engagé, il y a une responsabilité citoyenne à ne pas oublier, dont il faut que chacun s’empare.


 

* ANNEXES

Introduction Micheline Lelièvre et extrait de texte de Pierre Michel Menger:

Parce qu’il me semble qu’il ne faut pas subir, mais qu’il faut agir, je pense qu’il est nécessaire de s’appuyer sur une pensée fondamentale, même s’il faut la remettre en question régulièrement, aussi j’ai trouvé dans ce(s) court(s) texte(s) extrait(s) du Portait de l’artiste en travailleur de Pierre Michel Menger, sociologue, quelques pistes de réflexion sur le fait que l’artiste pourrait bien être une sorte « d’incarnation possible du travailleur du futur ». Et le créateur, en l’occurrence ici, chorégraphe, comment s’empare t’il ou non de la direction d’un lieu pluridisciplinaire ? ML

… l’hypothèse de départ (de cet essai) est que, non seulement les activités de création artistique ne sont pas ou plus l’envers du travail, mais qu’elles sont au contraire de plus en plus revendiquées comme l’expression la plus avancée des nouveaux modes de production et des nouvelles relations d’emploi engendrés par les mutations récentes du capitalisme. Loin des représentations romantiques, contestataires ou subversives de l’artiste, il faudrait désormais regarder le créateur comme une figure exemplaire du nouveau travailleur, figure à travers laquelle se lisent les transformations aussi décisives que la fragmentation du continent salarial, la poussée des professionnels autonomes, l’amplitude et les ressorts de l’inégalité contemporaine, la mesure et l’évaluation des compétences ou encore l’individualisation des relations d’emploi….
C’est dans les paradoxes du travail artistique que se révèlent quelques unes des mutations les plus significatives du travail et des système d’emploi moderne : fort degré d’engagement dans l’activité, autonomie élevée dans le travail, flexibilité acceptée, voire revendiquée, arbitrages risqués entre gains matériels et gratifications souvent non monétaires, exploitation stratégique des manifestations inégalitaires du talent…
Portrait de l’artiste en travailleur de Pierre Michel Menger, p. 8

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